CHAPITRE V

 

Je sentis Justine changer de position contre mon épaule au moment où je manœuvrais pour entrer dans Lincoln Park West. Au début du voyage nous avions bavardé, mais je pensais qu’elle s’était endormie depuis que nous avions atteint Chicago ; pourtant elle savait où nous étions puisqu’elle me dit soudain : « Entrez dans la cour, Ed, vous monterez prendre un verre avant de repartir. »

Les nuages s’étaient dissipés ou bien nous les avions laissés derrière nous ; en tout cas la nuit resplendissait d’étoiles. Je levai les yeux vers elles, toujours avec l’arrière-pensée que je pouvais parmi elles discerner un petit point d’une brillance un peu rouge qui serait Mars. Nous gravîmes d’un pas allègre les marches du perron ; le vestibule et certaines pièces du bas étaient éclairés mais on n’entendait aucun bruit.

« Nous n’allons réveiller personne, venez dans la cuisine, je vais vous préparer un drink. »

Je sortis les glaçons du réfrigérateur pendant qu’elle dosait les autres ingrédients. Elle nous prépara prestement des highball[3] qui me semblèrent délicieusement frais et agréables… comme Justine elle-même. Elle s’était assise, les jambes pendantes sur la table de la cuisine et moi, je m’adossais au réfrigérateur.

« Ed, tout à l’heure je vous ai demandé si vous étiez amoureux et vous m’avez répondu que vous n’en saviez rien, que vouliez-vous dire par là ?

— Que je ne savais pas si je l’étais.

— Depuis quand la connaissez-vous ?

— J’ai fait sa connaissance cet après-midi et ne l’ai vue que pendant vingt minutes. On ne tombe pas amoureux en si peu de temps.

— Non, je ne crois pas.

— Et en plus, cela risque d’être compliqué. Son père… Diable, je préfère ne pas en parler, laissons tomber cette partie de l’histoire ! »

Elle se mit à rire : « Et quand devez-vous la revoir ?

— Demain après-midi… Ah ! mais en fait c’est cet après-midi.

— Vous pouvez l’emmener en Cadillac.

— Je dois dire que j’y ai déjà pensé. »

Elle me fixa quelques secondes puis déclara : « J’aimerais que vous connaissiez mon mari.

— Oui, sûrement, un de ces jours.

— Non ! Pas un de ces jours, tout de suite. »

Elle se laissa glisser de son perchoir et dit : « Venez avec moi. » Un peu déconcerté, je n’en posai pas moins mon verre et la suivis. Elle semblait tout à fait maîtresse d’elle-même ; rien d’étonnant puisque cela ne faisait que le troisième drink en trois heures, et que les deux martinis étaient passés depuis longtemps. Je ne comprenais pas très bien où elle voulait en venir mais lui emboîtai le pas docilement. Au bas de quelques marches au fond du vestibule, elle ouvrit la porte donnant sur un autre escalier qui descendait vers une pièce éclairée. Je le descendis derrière elle. La partie du sous-sol qui donnait derrière la maison avait été convertie en salle de jeux. Un mur entier était occupé par un bar bien fourni. Devant le bar, un homme affalé dans un fauteuil capitonné dormait profondément. Je ne sais pas s’il était aussi « plein » que le bar mais il ne devait pas en être loin. Ses vêtements élégants et bien coupés étaient froissés et constellés de taches. Il avait l’air d’avoir dormi avec, ce qui était vraisemblable puisque c’est ce qu’il était en train de faire. Il semblait d’un âge indéfinissable entre trente-cinq et cinquante ans, peut-être davantage. Il avait la peau abîmée, le visage bouffi mais on devinait qu’il avait dû être beau autrefois.

Justine dit : « Ed, je vous présente mon mari. Greg, voici Ed Hunter ; nous avons l’intention de coucher ensemble d’ici peu. Tu n’y vois pas d’inconvénient ? »

Apparemment, il n’était pas contre ; la nuque renversée, les paupières closes orientées vers le plafonnier, il ronflait légèrement en arrondissant les lèvres en cul de poule, à chaque respiration. La voix de Justine résonna, claire et dure. Quand je tournai les yeux vers elle, j’eus la surprise de lui voir les yeux pleins de larmes.

« Venez, Ed. »

Nous nous dirigions vers l’escalier quand elle se ravisa : « Attendez-moi une minute » ; elle alla s’agenouiller aux pieds de son mari, lui délaça ses chaussures, les lui retira et éteignit la lampe qui se trouvait sur un meuble de coin, ainsi que le plafonnier dont la lumière lui tombait en plein dans les yeux.

Une fois en haut, elle me demanda de mettre un disque de mon choix tandis qu’elle préparerait de nouveaux whiskys. Je découvris comment faire fonctionner le Capehart et choisis des disques de Jimmy Dorsey. Je les fis jouer très piano juste au moment où elle entrait avec son plateau. Nous nous assîmes sur le sofa ; elle appuya sa tête contre mon épaule.

« Ed, je suis si lasse… vous ne pouvez pas imaginer combien je suis lasse. Ne faites pas attention à ce que j’ai pu dire tout à l’heure au sous-sol, je ne parlais pas sérieusement.

— Je m’en doutais.

— Nous allons écouter tranquillement ces disques et puis après je vous mettrai à la porte. Mais vous ne devriez pas retourner là-bas cette nuit ou plutôt ce matin ; il est déjà trois heures passées. Rentrez chez vous et dormez jusqu’à midi.

— Non, j’ai un rendez-vous important à Tremont dans la matinée.

— Dans la matinée ? Je croyais que vous deviez voir cette fille l’après-midi ?

— Ce n’est pas d’elle qu’il s’agit.

— Vous voulez parler d’un rendez-vous avec Oncle Steve.

— Oui, mais je pense aussi à quelque chose de sacrément plus important. » Je me mis à rire : « J’ai l’air d’avoir tout un programme d’affaires personnelles à traiter pendant ces journées que je passe à vos frais ! Ne croyez pas que j’exagère, je travaille aussi pour vous.

— Dites-moi ce que vous avez à faire de si important ?

— Laissez tomber.

— Non, vous ne vous en tirerez pas comme ça. Si c’est moi qui casque, j’ai tout de même le droit d’être mise au courant, non ?

— Bon, d’accord. J’ai l’intention de rosser un type qui m’a flanqué la plus belle volée de ma vie, pas plus tard qu’hier soir. Je ne veux pas en parler et vous n’en saurez pas davantage.

— Vous avez la tête dure, Ed, quand vous vous y mettez.

— Très dure.

— Vous êtes un drôle de gosse.

— Vous croyez ?

— Oh oui. Vous ne ferez sûrement pas fortune mais je pense que vous aurez du bon temps… à moins que vous tombiez dans une souricière. J’ai l’impression que cela vous pend au nez.

— À l’heure qu’il est ?

— Non, je parle d’une façon plus générale. Vous pouvez tomber aux pieds de cette petite fille insipide, l’épouser et manquer ainsi toutes les chances que vous aviez au départ.

— Petite coquine », m’écriai-je en lui caressant les cheveux.

Elle rit : « Sapristi, Ed, n’allez pas dire ça à une femme qui l’est vraiment. Je suis stupide, vous n’avez pas besoin de mes conseils, vous savez fort bien y faire avec les femmes ! »

Quand elle s’aperçut que son verre était vide, elle proposa aussitôt de nous préparer une nouvelle tournée.

« Non merci, il faut que je m’en aille, j’ai une journée importante devant moi. »

Mais elle restait lovée contre moi et je ne pouvais l’envoyer promener.

« Qu’est-il donc arrivé à mon album de Muggsy Spanier ? J’ai bien vu qu’il y avait quelque chose, hier soir, quand vous m’avez dit de mettre n’importe quel disque sauf celui-là. »

Je lui dis comment les choses s’étaient passées et elle m’expliqua que j’avais eu à faire au meilleur ami de son mari. Elle ajouta :

« Il ne peut pas me voir, vous avez cru que c’était mon ami ?

— Non, je n’ai rien pensé du tout.

— Maintenant, après ce que j’ai dit tout à l’heure à Greg, vous devez me croire un peu garce ?

— Vous l’êtes ?

— Un peu seulement. Si c’est une façon de me demander si je suis restée fidèle à Greg, ma réponse est naturellement négative. Cela ne veut pas dire que je vais avec n’importe qui. J’ai eu quelques aventures mais il y a bien longtemps que je n’ai posé ma tête sur l’épaule d’un garçon. Je ne pensais qu’à gagner de l’argent, toujours plus d’argent.

— Il faut dire que c’est une bonne chose à avoir ! Et votre mari ?

— Greg est fidèle… à la bouteille ! Pour lui, les femmes ne comptent pas, moi comprise. Vous êtes-vous rendu compte que ça fait trois fois que nous entendons la même face ? Vous n’avez pas su mettre l’arrêt automatique. »

Elle se redressa et je pus me lever pour arrêter l’appareil. Quand je revins près d’elle, elle était debout, je l’étreignis et l’embrassai. Elle pressa son corps contre le mien ; long contact de la tête aux doigts de pieds, qui me fit vibrer comme si on me passait un courant électrique dans toutes les parties de mon individu ! Elle s’écarta en disant : « Allons, bonne nuit, Ed, faites bien attention à la Cadillac et à vous.

— N’ayez crainte, Justine, au revoir. »

Je passai à la pension meublée où nous vivions, Oncle Am et moi. Laissant la Cadillac rangée le long du trottoir, je grimpai à notre chambre et tournai la clé dans la serrure. Oncle Am se dressa sur son séant en demandant d’une voix ensommeillée : « Qui c’est ? » La lumière du palier lui permit de me reconnaître aussitôt.

« Salut, Ed, quelle heure est-il ?

— Quatre heures du matin. Je peux allumer ?

— Fais à ta guise, petit. Comment ça se fait que te voilà de retour ? Tu as déjà fini ton boulot ? Tu sais, il en faut d’autres pour épater Ben. Tu aurais aussi bien fait de rester deux jours de plus.

— C’est bien mon intention, je n’ai pas encore commencé. »

La lumière électrique lui fit papilloter les yeux puis il me dit :

« Enlève cette marque de rouge à lèvres. »

J’obtempérai. Il bondit du lit à la recherche de ses pantoufles.

« Tu vas me dire ce que ça signifie, sapristi ! »

Je lui fis un large sourire : « Faut que je me change, j’ai fait une chute et mon complet est tout sale.

— C’est là que tu as attrapé tout ce rouge à lèvres ?

— Ça, c’est encore une autre histoire. Laquelle veux-tu que je te raconte en premier ?

— Je veux savoir pourquoi diable te revoilà à Chicago ?

— Justine devait aller à Saint Louis. En passant, elle est venue me voir à Tremont pour me parler de notre affaire. Ensuite elle a décrété qu’elle préférait rentrer à Chicago au lieu de poursuivre son voyage. C’est moi qui ai conduit au retour et elle m’a prêté l’auto pour continuer mon enquête. Il faut que je reparte là-bas assez tôt pour avoir deux heures de sommeil avant mon rendez-vous.

— Puisque tu es ici, tu ferais mieux de dormir maintenant ; nous prendrons notre petit déjeuner ensemble ; tu repartiras de façon à y être à neuf heures. Couche-toi, tu peux dormir jusqu’à sept heures. »

Pendant qu’il parlait, j’avais enlevé mon costume et m’apprêtai à enfiler un autre pantalon. J’eus un moment d’hésitation :

« Je veux bien, mais on va se mettre à parler, et dans deux heures nous n’aurons pas fini.

— Je te promets que je ne te pose aucune question d’ici le petit déjeuner.

— O.K. »

Sur ce, je me glissai en chemise et slip sous mes draps et éteignis. Je ne voulais pas mettre mon pyjama car Oncle Am aurait vu la bande et je voulais éviter d’avoir à parler de cette partie de mon aventure. Tout le reste, il l’apprendrait par mes soins, mais pas ça. Cela ne regardait strictement que le shérif Kingman et moi, je tenais à régler cette affaire avec mes seules lumières, sans l’avis de personne.

« Bonsoir, Ed, je te laisse en paix.

— Bonsoir. Oncle Am.

— Dis-moi tout de même pour le rouge à lèvres, afin que je ne me casse pas la tête là-dessus.

— Je l’ai déposée chez elle, nous avons bu deux whiskys et je l’ai embrassée en guise de bonsoir. Les instructions à l’usage du bon détective ne prévoient pas ce détail. Si ce n’est pas indiqué, il faut au plus vite réparer cet oubli.

— Je le dirai à Ben, O.K., petit. J’ajouterai une seule chose : tu as quelque chose qui te tracasse mais ça attendra bien jusqu’au matin, profite de tes trois heures de repos. Vas-y, compte des moutons ou des femmes et endors-toi vite. »

Il se retourna de l’autre côté et s’endormit ou fit semblant pour ne pas m’inciter à parler.

Je fis de mon mieux pour suivre son conseil. J’essayai de penser à Molly Kingman et non à son père. Je tentai de me rappeler le moindre mot de notre conversation, le moindre de ses gestes, la plus fugitive de ses expressions. J’aimais surtout me remémorer son rire. Malheureusement, Justine Haberman ne cessait de surgir au milieu de ces réminiscences. Mon cinéma intérieur devenait vraiment trop compliqué, mieux valait passer à du calcul mental, je me lançai dans des multiplications. J’arrivais à huit fois neuf quand je sombrai enfin dans le plus profond sommeil que vint interrompre la sonnerie du réveil, à sept heures.

Je réussis à endiguer les questions que l’oncle Am brûlait de me poser. Nous nous habillâmes en silence. Une fois dans la rue, il eut un sifflement admiratif pour la Cadillac. « Dis donc, petit, tu n’aurais pas dû la laisser devant la maison. Si notre propriétaire la voit, elle va doubler notre loyer.

— Veux-tu la conduire, c’est aussi facile que du patin à roulettes.

— Je m’en doute. Bien sûr que ça me fait plaisir de l’essayer, et puis tu auras assez de kilomètres à avaler tout à l’heure. »

Il prit donc le volant et nous nous dirigeâmes vers le Michigan Boulevard pour finalement nous arrêter devant le Blackstone.

« Qu’est-ce qu’on fait ?

— Eh bien, nous allons prendre notre petit déjeuner. Tu ne penses tout de même pas que je vais arrêter un yacht pareil devant le bistrot du coin ? »

C’est ainsi que nous fîmes notre entrée au Blackstone. Oncle Am fut un peu déçu que la grande salle ne fût pas encore ouverte à une heure aussi matinale, mais on nous installa dans la cafétéria et nous commandâmes des gaufres.

Ce fut le moment qu’il choisit pour entamer son interrogatoire : « Alors, petit, où en est le score à Tremont ?

— Zéro à zéro dans la première moitié de la première mi-temps. Je n’ai pas assez vu Amory pour pouvoir lui parler.

— Tu veux dire que tu t’es contenté de le reluquer ?

— Non, nous n’avons pas eu le temps de parler… C’est-à-dire qu’il y a eu un contretemps.

— Ah, nous y voilà ! Qu’est-ce qui est arrivé ?

— J’ai trouvé un cadavre.

— Ed, j’en ai assez de ce jeu, on dirait que nous jouons au portrait où il ne faut poser qu’une question à la fois, est-ce un animal, un végétal, un minéral ?

— Eh bien, en allant chez Amory, j’ai découvert sur la route un cadavre. J’ai averti le shérif ; quand il y est allé à son tour, il n’y avait plus rien. Il n’a pas beaucoup apprécié.

— Oh, oh, je vois ce que c’est, un shérif qui n’a jamais quitté sa cambrousse et qui ne peut pas sentir les détectives privés.

— Tout juste, Oncle Am. Il préfère certainement avoir à faire aux gangsters.

— Hum… Tire-toi de ses pattes, mon gars, moins tu le verras, mieux ce sera. Qu’est-ce qui a pu arriver à ce macchabée ? Tu ne te serais pas gouré, par hasard ? Tu es sûr qu’il était bien mort ? »

Je lui donnai tous les détails de l’aventure, excepté ce qui s’était passé chez le shérif. Si je lui dévoilais ce dernier épisode, le plus cuisant, il serait fichu de me dire – je n’en étais pas si sûr que ça – de laisser tomber, ou bien il tiendrait absolument à m’accompagner à Tremont – hypothèse hautement probable – pour régler son compte au shérif, sans oublier ses adjoints. Mon projet me semblait tout de même plus sensé. Oncle Am est le plus chic type que je connaisse mais il a parfois de drôles d’idées.

Mon récit achevé, il garda le silence un instant ; je sentais qu’il tournait et retournait tout cela dans sa tête. Il finit par décréter : « Ed, il vaut mieux que tu ne t’en occupes plus, je veux dire que tu ne t’occupes plus du macchabée.

— Je ne demanderais pas mieux… du moins s’il n’avait pas décampé.

— Mais tu ne te rends pas compte, petit : tu travailles pour l’agence, tu ne peux pas légitimement rester davantage que deux jours à Tremont ; après, ce sera à tes frais. »

Je reconnus qu’il n’avait pas tort mais qu’au moins, les deux jours qui me restaient à passer là-bas, j’ouvrirais les yeux et les oreilles.

« Ton cadavre, tu penses que ce pouvait être un vagabond ?

— Non.

— Dans ce cas, on repérera bien sa disparition.

— C’est ce que j’ai pensé. J’ai l’intention de mettre ta Mrs. Bemiss sur cette piste. En tant que rédactrice du journal, elle sera au courant si quelqu’un est porté disparu.

— Non seulement ça, mais elle sera fichue de te raconter son histoire depuis le jour de sa naissance. Ed ?

— Oui ?

— Ne va pas te fourrer dans un guêpier. »

Je lui souris en assurant : « N’aie pas peur, Oncle Am, je ferai ce que tu ferais à ma place.

— Ça ne me rassure pas du tout, quelle sacrée idée ! »

Nous dégustâmes une ultime tasse de café et quittâmes les lieux. J’aurais voulu déposer l’oncle Am au bureau en Cadillac mais c’était à deux pas et il déclina mon offre, sous prétexte que j’étais dans la bonne direction et qu’il valait mieux y rester de peur de n’avoir pas la place pour tourner dans le Loop.

J’obéis, fonçai vers le sud et arrivai sur les dix heures à Tremont. Je garai la voiture devant mon hôtel et entrai demander s’il n’y avait pas de message pour moi. Amory aurait pu m’appeler au sujet de notre rendez-vous. Le secrétaire de la chambre de commerce était là, fidèle au poste. À ma question, il répondit :

« Non, Mr. Hunter, il n’y a rien. Euh… Vous gardez encore la chambre ou vous partez ?

— Je reste au moins demain encore.

— La femme de chambre a dit que vous n’aviez pas couché cette nuit, le lit n’était pas défait ; alors naturellement je me posais des questions.

— C’est normal », répondis-je simplement.

Je filai ensuite à pied jusqu’aux bureaux du Tremont Advocate. Une matrone aux cheveux gris et aux lunettes cerclées d’or était assise derrière un bureau à cylindre, en train de corriger des épreuves.

« Mrs. Bemiss ? Je me présente : Ed Hunter. »

Elle me toisa derrière ses verres, elle avait une expression bienveillante mais on devinait que rien ne devait lui échapper. Elle m’invita à m’asseoir et prononça ces simples mots : « Foley Armstrong.

— Pardon ? »

Elle répéta non sans une certaine impatience :

« Foley Armstrong. Je réponds à l’avance à la question que vous vous apprêtiez à me poser. Cela nous fait gagner du temps, ne pensez-vous pas ? »

Je m’assis : « Parlez-moi de lui, s’il vous plaît.

— Il a – je ferais mieux de dire, il avait – une petite ferme sur Dartown Road : la troisième maison après celle de Steve Amory, de l’autre côté de la route. Sa famille se compose d’une femme et de deux enfants, dix et quatorze ans. Si votre histoire est vraie, il n’atteindra jamais ses quarante-quatre ans. Il n’est pas rentré chez lui hier soir.

— Il rentrait chez lui ? Où l’a-t-on vu en dernier ?

— On n’a pas encore fait de recherches. Sa femme n’a téléphoné que ce matin, il y a très peu de temps, pour dire qu’il n’était pas rentré hier soir. Ils vont enquêter partout où il aurait pu aller, à moins qu’il ne réapparaisse. »

Je demandai : « Est-ce qu’il rentrait chez lui à pied ? S’il habitait encore plus loin que chez Amory, ça fait une trotte. Avait-il une auto ?

— Oui, mais il avait laissé sa voiture au garage parce qu’il avait coulé une bielle. Il avait bien dit qu’on le ramènerait, mais sans doute n’a-t-il trouvé personne et est-il rentré à pied. Il pouvait faire le trajet en une heure. »

Je hochai la tête : « Très bien, Mrs. Bemiss, je vous remercie. Mais vous coupez l’herbe sous le pied des détectives privés, en répondant aux questions avant qu’on ait eu le temps de les poser ! »

Elle rit et ses yeux brillaient d’une lueur malicieuse derrière ses lunettes.

« Jeune homme, si le téléphone arabe ne se trompe pas, ce qui vous a amené dans nos murs n’a rien à voir avec ce qui est arrivé au malheureux Foley Armstrong.

— Vous savez ce qui lui est arrivé ?

— Non.

— Alors, dans ces conditions, comment pourriez-vous savoir, et moi de même, s’il n’y a pas de lien entre les deux affaires ?

— Jeune homme, permettez-moi de vous faire remarquer qu’avec ce genre de raisonnement, vous pouvez vous lancer sur la piste de tous les crimes mystérieux qui ont pu se commettre dans notre comté de Calvin. Je ne sais ce qu’en pensera votre employeur qui règle vos frais de séjour. Pour moi ce sera parfait si vous venez à bout de l’énigme, vendredi.

— Pourquoi vendredi ?

— Parce que l’Advocate est un hebdomadaire et que nous le mettons sous presse le vendredi soir. Les machines fonctionnent – si vous préférez les termes techniques, ce sont des Miehl verticales – tard dans la nuit et le journal sort de bonne heure le samedi matin. Par conséquent, je me désintéresse d’une enquête que vous concluriez brillamment mais après que nous avons imprimé nos feuilles. La semaine d’après, c’est de la vieille histoire qui n’intéresse plus personne. Tâchez de foncer et de découvrir quel est ce cadavre que vous avez trouvé sur votre chemin ; rappelez-vous, dernier délai : demain soir. »

Je fis la grimace : « Si l’agence ne me règle plus mes frais, je pourrai compter sur vous ?

— Je vous promets un numéro gratuit de notre journal, mais seulement si vous me donnez l’exclusivité. J’aimerais tant que, pour une fois, il se passe quelque chose ici et que les journaux de Springfield et de Chicago soient obligés de venir s’informer auprès de moi, au lieu que ce soit toujours le contraire. Allez, filez, il faut que mon travail se fasse. »

Je me levai : « Salut à c’t’heure. »

Elle me jeta un regard étonné et furibond :

« Qu’est-ce qui vous arrive, vous vous prenez pour le gugusse de la foire ? Qui vous a dit qu’autrefois je connaissais ce monde-là ?

— Voilà ce que c’est, quand on n’attend pas que les gens se présentent et qu’on répond avant de connaître les questions ! »

Elle plissa les yeux avec un air d’extrême concentration : « J’y suis, Hunter ! Non, ce n’est pas possible…

— Mais si, je viens de la part de ce cher oncle Am !

— Seigneur ! Mais vous auriez dû… Rasseyez-vous, jeune… quel est votre prénom ? Ed ? Bon, asseyez-vous. Donnez-moi des nouvelles de votre oncle.

— Il travaille dans la même agence que moi, à Chicago. Nous avons fait la saison dernière avec le manège Hobart mais maintenant nous sommes installés à Chicago. »

Elle répéta, l’air pensif : « Am Hunter ! J’étais à cent lieues de me douter… Je vous ai trouvé sympathique dès le premier abord mais le nom de Hunter est assez répandu, c’est pourquoi je n’ai pas pensé à faire le lien avec ce vieux Am. Attendez une minute. »

Elle saisit le téléphone et demanda un numéro ; je l’entendis dire : « Shérif ? Je voudrais parler au shérif. Ah bon ? C’est Caroline Bemiss à l’appareil. Qu’avez-vous appris de neuf sur Foley Armstrong ? »

Elle écouta attentivement quelques minutes et, après avoir remercié qui de droit, elle raccrocha.

« La dernière fois qu’on a vu Foley, m’apprit-elle, c’était au bar de Hank Crowder, vers sept heures et demie. Il a demandé à Willie Eklund, qui habite du même côté, s’il rentrait bientôt chez lui. Willie a dit que non, qu’il allait faire un poker qui, sans doute, se terminerait assez tard. Foley est parti, probablement décidé à faire le trajet à pied. Dans ce cas, il a dû prendre la même route que vous, un peu avant.

— Je vous demanderais bien de me le décrire, mais je crains d’avoir été incapable sous l’émotion de la découverte de faire attention à son physique. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il ne m’a pas semblé particulièrement grand ou petit, gros ou maigre.

— Il n’était rien de tout ça, Ed, mais je peux vous avoir une photo. Pour l’instant je n’ai rien. Croyez-vous qu’il vous serait possible de le reconnaître d’après la photo ?

— Je n’en sais trop rien, il faisait déjà très sombre, entre chien et loup si vous préférez. Son visage était affreusement contorsionné, quelle horrible façon de mourir !

— Y a-t-il une bonne façon, Ed ?

— Si on me donne le tuyau, je penserai à vous. Dites-moi, quel était cet incendie, hier soir ? J’ai vu une lueur rouge au loin.

— C’est une étable qui a brûlé, celle de Jeb O’Hara qui habite West Road. Pourquoi ? Vous avez l’intention de vous pencher aussi sur cette énigme ?

— Il y a une énigme ? Je veux dire, c’est un incendie volontaire ?

— Je ne pense pas. Vous savez, Ed, cela arrive que des étables brûlent sans qu’il y ait de pyromane à l’origine. Le shérif était justement parti là-bas se faire une idée. Du moins c’est un des endroits qu’il a indiqués à ses adjoints ; on me l’a dit quand j’ai voulu lui parler personnellement.

— Très bien. Mrs. Bemiss, je vous reverrai sûrement, dis-je en me levant pour prendre congé.

— Ne partez pas si vite, du moins pas avant que nous ayons pris un rendez-vous pour avoir une bonne conversation tranquille. Nous avons tant de choses à nous raconter à propos d’Am, des foires, etc. Pouvez-vous dîner avec moi, ce soir ? Je vous ferai une cuisine bien plus fine que la gargote des Hobart.

— Vous n’aurez pas trop de peine ! À quelle heure et où dois-je vous retrouver ?

— Vous êtes motorisé ?

— J’ai un tacot mais qui fonce.

— Bon, alors venez me chercher ici entre six heures et demie et sept heures. Je travaille tard, le jeudi ; je vous indiquerai le chemin.

— D’accord. »

Je sortis et me réinstallai au volant de « ma » Cadillac. Je respirai à fond, ma côte fêlée daigna ne pas se manifester. J’avais mal au côté à cause du bandage très serré mais cela ne me faisait vraiment mal que si j’appuyais à l’endroit précis. Je pouvais remuer les bras sans peine. « Allons-y gaiement », me dis-je. Je n’en menais pas large mais mis néanmoins la voiture en marche, direction l’ouest. Si West Road était la seconde route après Dartown Road vers le nord, je pourrais la trouver sans demander mon chemin. C’est ce que je fis.

Un Cadavre au Clair de Lune
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